- NAZIM HIKMET
- NAZIM HIKMETLe poète turc Nazim Hikmet, profondément attaché à sa langue, à sa terre, aux siens, fut aussi le chantre du Tiers Monde:Je viens de l’Orient! Je viens en hurlant la révolte de l’Orient!En 1922, il salue avec le même enthousiasme la révolution d’Octobre et les prémisses des révolutions en Asie et en Europe. Pour lui, point de contradiction entre le national et l’international, l’individuel et le collectif; s’il parle au singulier, c’est toujours au nom des multitudes.Son travail principal a porté sur le mot, le rythme, la construction du poème, avec la volonté d’adhérer aussi étroitement que possible à l’action. Dans sa conception de la poésie, le verbe est action, l’action aboutit au verbe, sans coupure. C’est au centre de cette incessante spirale que se situe la création du poète combattant.Une carrière de militantNé à Salonique, Nazim Hikmet, fils et petit-fils de hauts fonctionnaires ottomans, grandit au sein d’une famille haute en couleur dominée par la figure de Nazim pacha qui initia son petit-fils à la poésie orientale classique. La culture du jeune Nazim ne pouvait que se développer auprès de sa mère, Djélilé hanim, férue de poésie et de peinture française.Trois événements dramatiques ont décidé très tôt de son sort: l’occupation d’Istanbul par les grandes puissances en 1919, la lutte des paysans turcs pour l’indépendance nationale de 1919 à 1923, la révolution d’Octobre dont il suivra les premiers pas en 1922 à Moscou.À la fin de la Première Guerre mondiale, Istanbul occupée grouillait d’intrigues politiques locales et étrangères. Une poignée d’hommes seulement concevaient une patrie libérée des ingérences étrangères. Sous la direction de Mustafa Kemal, l’oncle de Nazim Hikmet, le futur général Djébésoy, fut un des premiers à prendre l’initiative de la résistance organisée en Anatolie. Le jeune poète rejoignit le camp de la résistance et c’est durant la longue marche qui le mena d’Istanbul à Ankara qu’il découvrit une réalité bouleversante dont les images imprégneront désormais sa poésie:DIR\Les hommes avaient sur la tête le kalpak/DIRdans l’âme la tristessedans l’âme un espoir formidable.À partir d’Istanbul, où le premier Parti socialiste turc fondé en 1912 avait propagé les principes du socialisme jauressien, et plus tard avec le retour d’Allemagne des jeunes intellectuels influencés par le spartakisme, les idées de gauche pénétrèrent en Anatolie, stimulées par la révolution bolchevique.Après un court séjour à Ankara et de vaines tentatives pour se joindre à l’armée, Nazim Hikmet fut nommé instituteur dans une bourgade, puis, voulant s’initier au marxisme, le poète se mit en route clandestinement pour Moscou où il s’inscrivit à l’université des travailleurs de l’Orient. À Moscou, la poésie, le cinéma, le théâtre révolutionnaire sont en plein essor. Nazim Hikmet s’intègre rapidement à l’avant-garde artistique. Il rencontre Maïakovski, les futuristes, les constructivistes, double source d’inspiration pour lui. Il participe au spectacle total de l’art débordant sur la rue. Les poèmes qu’il écrit durant cette période s’inspirent des thèmes de l’industrialisation, de l’électrification:DIR\Trac, tiki tac/DIRje veux me mécaniseren vrac!En Turquie, la gauche avait une présence semi-légale. De retour à Istanbul, l’écrivain participe à la publication du journal Aydinlik (Lumière); avec d’autres militants, il lutte contre les forces d’un nouvel État qui vise avant tout l’affirmation nationale de la bourgeoisie turque en formation. Ses poèmes font sensation, mais, sur le plan politique, la situation du poète reste extrêmement périlleuse. Menacé, il parvient à quitter secrètement Istanbul pour regagner Moscou où il séjournera une seconde fois de 1925 à 1928. Il se lie, non plus en jeune étudiant mais en poète militant, aux célébrités de l’art soviétique. De retour à Istanbul en 1929, il publiera jusqu’en 1932 cinq recueils de poèmes ainsi que des manifestes d’un art nouveau dans la revue Resimli Ay (Le Mois illustré), où il attaque les idoles du moment; ses polémiques font converger vers lui les haines non moins que les admirations: c’est la célébrité. Condamné à mort en 1932 pour «complot contre l’État», Nazim Hikmet s’en tirera avec trois années de réclusion, mais, victime d’une nouvelle machination policière, il sera condamné à quinze ans de prison, puis à vingt années supplémentaires. Durant les dix dernières années passées à la prison du Bursa, le poète créera la plus importante partie de son œuvre. En 1950, il commence une grève de la faim qui se transforme en une campagne mondiale pour sa libération; les plus grands noms de l’art et de la pensée internationale y participent. Après son amnistie, le bonheur du poète fut de courte durée; sous les menaces qui pesaient à nouveau sur sa vie, il dut fuir (juin 1951), laissant derrière lui son fils nouveau-né et sa compagne. Loin des siens, la maladie contractée en prison s’aggrave; se sachant condamné, il tentera de prendre de vitesse la mort:DIR\Sur le départ, j’ai des affaires à terminer/DIRsur le départ.Volant de Pékin à Cuba, de Paris au Tanganyika, il continuera ses poèmes de «chroniques révolutionnaires».DIR\La séparation chaque jour plus proche/DIRmon beau globe adieuet bonjourUnivers!Sa vie s’acheva un matin de juin. Sa tombe se trouve à Moscou, mais son souhait était autre:DIR\Enterrez-moi en Anatolie, dans un cimetière de/DIRvillageEt si possible, un platane au-dessus de moi suffit.La poésie d’un combatD’une ampleur et d’une variété exceptionnelles, l’œuvre de Nazim Hikmet comporte quelques constantes thématiques présentées sous forme épique: luttes historiques paysannes, guerre de l’indépendance, hauts faits des combats antifascistes (Abyssinie, Italie, Espagne, France), construction du socialisme; d’autre part des poèmes condensés sous la forme classique des rubais , qui chantent les rapports nouveaux de l’homme avec la nature en devenir. Enfin l’autobiographie du militant, fresque de l’époque comportant des centaines de personnages, où domine la conscience aiguë des problèmes de la désaliénation de l’homme, de la souffrance morale, celle de l’approche de la mort, attendue avec une sérénité grave d’où est exclu tout verbiage métaphysique. À cela s’ajoute une œuvre dramatique importante, un roman et des scénarios ainsi que des chroniques pour les quotidiens.Nazim Hikmet a mis fin à la grande séparation de la poésie populaire turque d’avec celle des classes cultivées par une thématique radicalement nouvelle, par le recours au langage parlé, ainsi que par un système d’images harmonieusement imprégné de traditions orientales et occidentales à la fois. Les deux derniers représentants de la métrique traditionnelle (aruz ), Yahya Kemal (1884-1958) et Ahmed Hachim (1884-1933), ainsi que les partisans du vers syllabique, sentimental, patriotique ou mystique furent bousculés par les fougueux vers libres du nouvel arrivant qui, d’abord inspiré par le futurisme et le constructivisme russes, aboutit très vite à un art original reflétant les aspirations du peuple turc, les drames des militants ouvriers, les problèmes du Tiers Monde et l’épopée du XXe siècle avec ses contradictions annonciatrices d’une ère nouvelle. Dans son œuvre, la langue turque, devenue elle-même matière poétique, semble gagner une vigueur nouvelle au contact d’une pensée révolutionnaire.
Encyclopédie Universelle. 2012.